Les élections européennes qui viennent de se terminer ont été un véritable tremblement de terre dans les équilibres politiques de l’Union et de nombreux États membres. À un moment extraordinairement dramatique où la guerre est revenue sur le Vieux Continent, et où le bien-être de nos démocraties est plus menacé que jamais par des crises internes et des dangers externes, les citoyens européens ont été appelés à exprimer par leur vote non seulement leur soutien à un parti, mais aussi une certaine vision de ce que sera l’Union européenne du futur.
À première vue, les résultats peuvent ne pas sembler si frappants:après tout, la majorité qui a gouverné au cours de la dernière législature, composée des Populaires, des Socialistes et des Libéraux, a perdu à peine une dizaine de sièges (gagnant tout de même environ 409 sur 720) et ainsi Ursula Von der Leyen aura de bonnes chances de rester Présidente de la Commission européenne. Elle cherchera probablement le soutien de députés supplémentaires sur des questions spécifiques (à commencer par le vote à la majorité absolue requis pour sa réélection), mais elle n’aura pas besoin d’un soutien organique d’autres partis, tels que les verts ou les conservateurs eurosceptiques. En outre, malgré les divagations de nombreux politiciens nationaux, aucune autre majorité n’est possible au-delà de celle entre le PPE, Renew Europe et les Socialistes.
Pourtant, un choc s’est produit. En France, le parti d’extrême droite et anti-européen du Rassemblement National est arrivé en tête avec un résultat de presque 32 % des voix exprimées, doublant la majorité présidentielle européiste du Président Macron, qui a réagi en convoquant les élections anticipées de l’Assemblée nationale dans un peu moins d’un mois. En Allemagne, Alternative für Deutschland, malgré les scandales et les claires sympathies néo-nazies, a obtenu 16 % des voix, dépassant le SPD du chancelier Scholz et devenant le parti le plus voté dans l’Est du pays. En général, les forces populistes et eurosceptiques ont augmenté partout en Europe, atteignant presque un quart des élus au Parlement européen. Il s’agit d’une tendance indéniable et extrêmement dangereuse. Une partie croissante de l’opinion publique est prête à céder aux sirènes des populistes et des extrémistes qui, dans leurs diverses déclinaisons (de droite et de gauche), sont fondamentalement unis par l’hostilité envers le projet d’unification européenne. Si, au cours des décennies précédentes, ce rejet se traduisait par des propositions maximalistes, telles que la sortie de l’Union, l’abolition de la monnaie unique ou la suppression des institutions supranationales, la nouvelle stratégie des partis anti-européens vise à la reprise de l’Europe des nations où les intérêts égoïstes des États individuels prévaudront : il s’agit d’un véritable sabotage du processus d’intégration européenne de l’intérieur, car l’utilisation continue des vetos nationaux rendrait l’Union essentiellement incapable d’agir et de mener à bien ses politiques.
La montée du nationalisme eurosceptique, qui risque de prendre le pouvoir dans des pays clés comme la France, ne peut cependant pas être pleinement comprise si elle n’est pas lue également en relation avec les pressions fédéralistes croissantes qui animent le camp européiste. Si, pendant longtemps, les forces pro-européennes traditionnelles ont été caractérisées par une certaine torpeur, dans le sens où elles se limitaient à défendre l’Europe unie qui existait déjà et à promouvoir l’idée d’un lent progrès fonctionnaliste de l’intégration, ces dernières années, la multiplication des ennemis de l’Union, internes et externes, oblige les forces pro-européennes à se réorienter et à faire un choix clair en faveur du projet de fédération européenne. D’autre part, il est de plus en plus évident que l’Union doit se renforcer et devenir capable de servir efficacement ses citoyens si elle veut survivre ; sinon, le risque est de succomber aux mains des forces anti-européennes qui gagneront de plus en plus d’élections, ou d’être écrasée par les puissances autocratiques, comme l’expérience de la guerre en Ukraine le montre, et par la concurrence mondiale non seulement de la Chine, mais aussi des États-Unis eux-mêmes, comme le prouve l’Inflation Reduction Act.
C’est dans ce sens qu’il faut lire le projet de réforme des traités soutenu par les forces européistes au Parlement européen sortant, déjà approuvé en plénière le 22 novembre dernier et maintenant bloqué sur la table du Conseil européen, en attendant que les chefs d’État et de gouvernement décident de convoquer à la majorité simple une Convention pour discuter du contenu de la réforme.
Le grand changement déterminé par les élections européennes de 2024 est donc celui-ci : l’Europe qui existe déjà ne convient plus, et ce fait est clair pour la majorité des forces politiques en jeu, qui proposent néanmoins une transformation de l’Union dans un sens ou dans l’autre : soutenir la construction d’une souveraineté européenne démocratique, ou revenir à l’Europe des petites patries, prêtes à faire des compromis avec les puissances extérieures les plus arrogantes.
Un affrontement frontal sur l’avenir de l’Europe est donc désormais ouvert. D’une part, les forces nationalistes se renforcent et cherchent à prendre le pouvoir dans de plus en plus de pays, même en France et en Allemagne, qui ont longtemps été le moteur du processus d’intégration. En même temps, les forces qui croient au projet d’unification européenne, qui sont encore fortement prévalentes dans l’opinion publique et dans le nouvel hémicycle de Strasbourg, doivent poursuivre le projet de fédération européenne. C’est pourquoi la nouvelle majorité au Parlement européen devra se constituer autour de deux positions incontournables, qui devront être des conditions indispensables également pour le soutien à la nouvelle Commission : le soutien – y compris militaire – à l’Ukraine dans sa guerre de résistance contre l’agression russe et la volonté de réformer les traités en prenant le relais de la législature sortante et en se battant pour la convocation de la Convention. Rendre l’Union souveraine est le seul moyen de stopper le projet de recul démocratique et civil, ainsi que de capitulation aux puissances autocratiques extérieures mené par les forces nationalistes et anti-européennes.