La naissance en France d’un nouveau regroupement politique transversal, désigné sous le terme de “souverainiste” et qui est en train de réaliser des alliances dans les autres pays de l’Union, démontre que les forces opposées à l’unité politique de l’Europe se sont rendu compte du fait que, depuis l’avènement de l’euro, le processus de l’unification européenne est entré dans une phase cruciale dans laquelle le problème de la souveraineté est posé. Elles sont donc descendues dans l’arène avec lucidité et détermination pour réaffirmer que la souveraineté est et doit rester une prérogative des États nationaux.
Par contre, les forces politiques qui se déclarent européistes manquent à la fois de lucidité et de détermination. Elle sont incapables de voir, et elles n’ont pas non plus le courage d’affirmer, que le problème crucial de notre temps c’est le transfert de la souveraineté du niveau national au niveau continental. Elles cherchent à mettre en avant l’idée que la souveraineté serait une sorte de relique du XIXe siècle, une catégorie qui ne pourrait plus servir pour interpréter la réalité de notre époque, ni pour la modifier, et que l’unité politique de l’Europe constituerait un objectif aux contours assez vagues qui ne comporterait pas une transformation radicale exigeant un transfert de souveraineté mais qui se réaliserait à travers des transitions imperceptibles et pratiquement sans que les gouvernements ni les forces politiques ne s’aperçoivent de ce qui est en train de se passer.
L’expédient qui est peut-être le plus fréquemment évoqué pour faire l’Europe “en cachette” concerne une modification de l’article 48 du Traité sur l’Union Européenne visant à rendre possible une réforme des Traités à la majorité, dans l’espoir qu’une fois aboli le droit de veto des gouvernements ouvertement opposés à l’unification politique de l’Europe et en profitant de circonstances favorables, les États les plus européistes pourraient modifier progressivement les structures de l’Union jusqu’à en faire quelque chose ressemblant peu ou prou à une fédération. Mais la vérité c’est que l’adoption de cet artifice par tous les États membres de l’Union est tout aussi improbable que la perspective – déjà en soi très improbable – d’une décision unanime de fonder la Fédération européenne.
Il apparaît en fait absurde que les États membres dont on fait l’hypothèse qu’ils ne sont pas disposés à transférer leur souveraineté à un nouvel État, tout en ayant la possibilité de négocier les conditions de la réalisation de ce transfert, seraient au contraire disposés à y renoncer a priori et les “yeux fermés”, chacun se mettant en condition de subir les dispositions qui lui seraient imposées par une majorité à laquelle il n’appartient pas.
Le caractère manifestement impraticable de cette proposition en a suggéré une autre, plus “réaliste”. Il s’agirait de regrouper les Traités en un texte unique qui serait lui-même divisé en deux parties : une relevant du domaine constitutionnel pour la modification de laquelle le mécanisme du vote à l’unanimité prévu par l’article 48 resterait en vigueur et une relevant du domaine législatif qui serait par contre modifiable à la majorité.
Cet expédient permettrait de contourner l’obstacle de la souveraineté. Mais il en résulterait un retour à la case départ. En fait, il est évident que le choix des sujets relevant du domaine constitutionnel devrait faire l’objet d’une décision prise par une conférence intergouvernementale. Et on peut être certain que les Etats membres ne manqueraient pas de mettre au nombre des sujets relevant du domaine constitutionnel (soumis en tant que tels à la méthode intergouvernementale) tous ceux qui sont susceptibles de mettre en jeu leur souveraineté, comme la modification des institutions, la défense, la fiscalité, le budget etc. Tout va donc changer pour que que tout reste comme avant.
Certes beaucoup diront qu’une réforme de cette nature augmenterait en quelque sorte le nombre des sujets sur lesquels le Conseil délibérerait à la majorité et sur lesquels (on peut le présumer) le parlement aurait le droit de codécision. Il s’agirait donc d’un pas en avant. On doit leur objecter qu’avec la monnaie unique, l’époque des pas en avant est définitivement terminée et qu’il ne reste plus que le dernier pas à franchir : celui qui sépare le maintien de l’union actuelle, basée sur la méthode intergouvernementale, de la création d’un pouvoir démocratique européen, c’est à dire de la fondation d’un État fédéral européen. En niant cette réalité on ne fait qu’apporter de l’eau au moulin des “souverainistes”, qui ont beau jeu d’affirmer que c’est seulement dans le cadre des États nationaux actuels qu’il est possible de garantir la sécurité et le bien-être des citoyens et de leur permettre d’exercer leurs droits démocratiques.
Mais il est urgent de prendre conscience de cette réalité. L’Union est confrontée à des défis imminents, d’une difficulté considéra ble. Le premier concerne l’élargissement. Pour y faire face, les gouvernements nationaux sont tentés de réaliser la quadrature du cercle. Ils réalisent qu’il sera impossible de gouverner une Union composée d’un nombre croissant de pays toujours plus hétérogènes sans abandonner la méthode intergouvernementale. Ils ne peuvent pas l’ignorer car la gestion de l’Union par la méthode intergouvernemental e est déjà de fait pratiquement rendue impossible avec la composition actuelle. Mais, dans le même temps, ils refusent de mettre en discussion le dogme de la souveraineté nationale, incompatible avec toute méthode de décision qui ne serait pas intergouvernementale, ce qui les amène à s’engluer dans la recherche de solutions impossibles. Le processus de l’unification européenne est donc arrivé à une impasse cruciale. Seuls des choix décisifs permettront d’en sortir.
Publius