Jusqu’à Maastricht, l’intégration européenne avait progressé grâce à la réalisation d’une série de résultats partiels tels que la CECA, le Marché commun, l’élection directe du Parlement européen, le Marché unique, la monnaie européenne. D’un certain point de vue, on peut considérer ces résultats partiels comme des diversions par rapport à l’objectif de la fondation de la Fédération européenne. En fait, ils ont eu pour fonction de repousser toujours plus loin le moment où il faudrait aborder le problème central de la souveraineté, alors que le problème de l’unification fédérale de l’Europe était déjà mûr à l’époque de la bataille pour la CED (et la Communauté politique indissolublement liée à la CED). Mais ils peuvent être considérés, d’un autre point de vue, comme des objectifs intermédiaires qui ont mobilisé les énergies des hommes politiques, tenu en éveil les moyens de communication et alimenté les espérances des citoyens. Ils ont ainsi permis que l’objectif de l’union fédérale de l’Europe reste une perspective d’avenir et donné aux Européens le sentiment qu’ils allaient vers sa réalisation lentement mais sûrement. La marche d’approche vers l’objectif final s’est terminée le 1er janvier 1999, avec la création de la monnaie européenne. Le pas définitif de la création de l’union fédérale reste le seul à accomplir.
Il est bon par ailleurs de rappeler à ce propos que la soi-disant identité européenne de sécurité et de défense ne constitue pas un objectif intermédiaire supplémentaire de même nature que les précédents et qu’elle n’est pas en général considérée comme telle. La défense est une prérogative de la souveraineté qui n’existe que là où existe un Etat qui dispose du monopole de la force. Tandis que le projet à l’ordre du jour en Europe concerne seulement la création d’une force multinationale de réaction rapide de soixante mille hommes dont l’utilisation sera subordonnée à l’accord unanime des gouvernements de l’Union (et même d’une manière implicite, mais tout aussi réelle, à l’accord des Etats Unis). Il ne s’agira donc que d’un instrument faible au service d’une coalition fragile et divisée. Ce n’est pas un hasard si les gouvernements européens, à l’exception velléitaire de la France, ne ratent pas une occasion d’en minimiser l’importance et de proclamer sa subordination complète à l’OTAN.
On doit aujourd’hui constater que la proximité de l’objectif final et l’impossibilité d’imaginer d’autres étapes intermédiaires semblent paradoxalement avoir obscurci la vision et paralysé la volonté des hommes de gouvernement. Mais cela s’explique par le fait que les pas en avant réalisés par le processus ont jusqu’à présent eu pour fonction de soutenir la souveraineté des Etats nationaux qui n’auraient pas pu survivre et conserver leurs institutions démocratiques sans un cadre européen, tandis qu’aujourd’hui les termes du problème se sont inversés : il ne s’agit plus de soutenir les souverainetés nationales mais d’y renoncer. Et ce renoncement est incomparablement plus difficile que tous les transferts de compétences des gouvernements et des parlements nationaux vers les institutions européennes qui ont été consentis durant la phase du processus qui s’est achevé.
Le fait que l’élargissement soit désormais imminent s’ajoute à tout cela. Il est vrai que, depuis la création de la monnaie européenne, l’Union avait perdu toute capacité de progresser en suivant les chemins du passé. Mais il était permis d’espérer que la perspective de l’élargissement et de la paralysie décisionnelle totale qui s’ensuivrait aurait obligé maint leader à réfléchir à l’urgence d’une réforme radicale de ses institutions et au problème du cadre dans lequel elle pourrait être réalisée. Pendant un certain temps, il a semblé que le ballon d’essai lancé par Joschka Fischer le 12 mai de l’année passée, à Berlin, pouvait engager un débat sur la nécessité de créer en Europe un noyau fédéral qui stoppe la tendance à la désagrégation de l’ensemble de l’Union et qui relance une dynamique unitaire. Mais le message de Fischer est passé aux oubliettes, au moins pour le moment. Le Sommet de Nice a ouvert la voie à l’élargissement en ayant réduit nettement la capacité décisionnelle des institutions européennes au lieu de l’avoir améliorée.
Le processus européen se trouve donc aujourd’hui dans une situation d’absence de projet qui n’a aucune chance d’être comblée par la proposition illusoire d’attendre que le temps qui passe rende un projet d’unification fédérale réalisable, dans le cadre de l’Union actuelle, ou, à plus forte raison, dans celui de l’Union élargie. En fait, la situation présente de stagnation ne peut s’éterniser. Le temps travaille contre l’Europe. Les sondages d’opinion dénoncent une diminution préoccupante de l’adhésion à l’Union. Parallèlement, les citoyens s’éloignent toujours davantage de la politique qui, sans perspective européenne, n’a plus d’objectifs à désigner ni de valeurs dont elle s’inspire ; il s’agit de plus en plus d’une lutte pour le pouvoir, de moins en moins d’un engagement pour le bien commun avec une implication croissante dans les affaires et la corruption. Il serait donc irresponsable de s’en remettre au bénéfice du temps et à la poursuite du statu quo. L’entreprise de l’unification européenne que beaucoup considéraient, il y a quelques temps, comme une sorte de processus naturel destiné à avancer indéfiniment sur sa lancée, risque de faire faillite. Les institutions démocratiques sont en danger. Certains Etats sont menacés par des tendances à la désagrégation, d’autres par le retour du nationalisme. L’intolérance et la xénophobie se renforcent partout.
Pourtant, la classe politique, dans son écrasante majorité, semble se reposer sur la confiance illusoire que les problèmes de l’Europe se résoudront d’eux-mêmes. Il est donc urgent que quelqu’un réalise que le salut ne peut venir que de la prise de conscience claire de deux données précises : a) que le seul moyen pour l’Europe de sortir de la phase actuelle de stagnation et d’écarter le risque concret de l’arrêt du processus d’unification, consiste à initier la création d’un Etat fédéral et b) que ce moyen ne peut être mis en oeuvre que dans un cadre plus restreint que celui de l’Union, sur la base d’une entente franco-allemande forte (pour conduire ensuite, dans un deuxième temps, à l’union fédérale de l’Europe tout entière).
Il s’agit d’un problème dont les termes sont d’une simplicité absolue mais qui exige une grande lucidité et une forte volonté pour y faire face. Il ne s’agit donc pas d’imaginer des formules équivoques pour cacher la réalité aux autres comme à soi-même ni de donner l’illusion de faire du neuf avec du vieux. Il est nécessaire que certains gouvernements des pays les plus profondément impliqués dans le processus d’unification, trouvent le courage de mettre en jeu leur carrière politique sur le problème difficile de l’unification fédérale de l’Europe. Il faut aussi qu’au sein des classes politiques de ces pays, le “parti” de ceux qui sont prêts à se battre pour l’objectif prioritaire de la création d’un noyau fédéral, commence à prendre forme.
Publius