La préparation et la conduite de la guerre contre l’Irak par l’Amérique ont fait naître une fracture profonde entre les pays membres (et candidats) de l’Union européenne. Il s’agit d’une fracture qui a montré l’opposition entre d’une part les gouvernements qui, avec à leur tête la Grande-Bretagne, ont accepté sans broncher le coup de force américain et d’autre part ceux qui s’y sont opposés en tentant de sauvegarder le peu d’indépendance qu’ils possèdent encore.
Ce n’est pas un hasard si ces derniers ont été la France et l’Allemagne avec la Belgique et le Luxembourg (avec une attitude d’attente prudente de la part des Pays-Bas). Il s’agit d’une sorte de préfiguration, encore partielle et aux contours insuffisamment définis, du noyau des pays fondateurs, à l’exception de l’Italie, dont le gouvernement, malgré l’attitude sans équivoque de l’opinion publique contre la guerre, a fidèlement soutenu la ligne américaine.
Aprésent, la guerre ayant éclaté, on commence à parler de renouer le lien entre les Etats-Unis et l’Europe ainsi que celui qui unit les pays de l’Union. En réalité, si l’on veut véritablement réduire cette fracture dans une perspective à long terme, il est aujourd’hui nécessaire de ne pas transiger sur les raisons qui l’ont causée. Toute forme de recomposition, dans la situation actuelle, signifierait en fait simplement une adhésion explicite à la ligne américaine, y compris de la part des gouvernements des pays qui s’y étaient jusqu’à présent opposés.
Tout cela ne doit bien entendu pas remettre en cause l’amitié traditionnelle entre les Européens et le peuple américain. Mais il est un fait que le déséquilibre de la balance du pouvoir entre les Etats-Unis et les pays européens est tellement fort et évident que, même si la puissance des Etats-Unis, considérée dans une perspective historique, est en déclin, tout accord entre les deux côtés de l’Atlantique, et par conséquent tout accord à l’intérieur de l’Union, se ferait au prix du sacrifice de la dernière lueur de dignité que l’Europe a conservée grâce à l’attitude de la France, de l’Allemagne, de la Belgique et du Luxembourg. Il faut donc espérer que, dans les circonstances actuelles, ce rafistolage ne se fera pas, parce qu’il ne ferait que sanctionner la soumission coloniale des Etats européens divisés à la nomination américaine. Aujourd’hui, l’Europe n’a pas besoin de médiateurs, mais de fondateurs.
L’Europe se trouve dans une phase cruciale de son histoire où des decisions rapides et radicales concernant le problème de la souveraineté sont nécessaires. Les projets d’une politique extérieure et de sécurité communes qui, sans entamer les souverainetés nationales, se limitent à une rationalisation de la production des armements et à la constitution d’un petit corps d’intervention rapide, ne répondent absolument pas à cette exigence. Pas plus que des propositions comme celle d’attribuer à l’Union européenne, tout en laissant toujours les souverainetés nationales intactes, un siège unique au Conseil de sécurité. Il est évident que, si la représentation extérieure de l’Union n’était pas l’expression de l’existence d’un Etat unique mais celle de l’Union telle qu’elle existe aujourd’hui, la pro position serait totalement irréalisable ; et si, pour absurde qu’elle soit, elle pouvait être réalisée, il serait impossible au représentant de l’Union, contraint de s’en référer à vingt-cinq chefs de gouvernement et d’être confronté aux orientations diamétralement opposées de la Grande-Bretagne et de la France, d’exprimer une quelconque position européenne.
La situation actuelle est grave et il faut y faire face avec sérieux plutôt qu’avec des escamotages qui n’ont d’autre fonction que de masquer un manque de courage. Il faut y faire face en prenant acte du fait que tout projet d’unification politique de l’Europe susceptible de lui permettre de compter dans l’équilibre international n’est pas un problème de formules juridiques mais de pouvoir et qu’on ne peut plus y faire face ni le résoudre dans le cadre des Vingt-cinq, ni dans celui des Quinze, ni dans tout autre cadre qui comprendrait la Grande-Bretagne.
On ne peut y faire face et la résoudre que dans le cadre des pays fondateurs entre lesquels les liens sont les plus forts, la communauté d’intérêts la plus étroite, l’histoire de l’intégration la plus longue, l’européisme le plus enraciné dans l’âme de leurs citoyens. Il leur appartient de prendre l’initiative de la fondation d’un premier noyau fédéral à proposer à l’acceptation de tous les autres sans qu’il soit négociable. Ou plutôt : aux pays fondateurs sans l’Italie, si son gouvernement ne modifie pas radicalement sa politique européenne.
Il s’agirait indubitablement d’une absence importante à la fois parce qu’elle soustrairait au noyau un pays important par sa richesse et sa population mais aussi en considération du rôle d’initiative et d’impulsion que l’Italie a toujours joué dans le passé dans tous les moments cruciaux du processus de l’unification européenne et qu’elle pourrait aussi jouer dans cette circonstance décisive. Mais il ne faut pas oublier que les gouvernements ne sont pas éternels, qu’à l’intérieur de la majorité qui soutient actuellement le gouvernement italien il existe aussi des composantes sincèrement européennes et que toute l’opposition est orienté dans le sens européen, à l’exclusion d’une frange extrême.
L’Italie devrait donc être impliquée dans le processus, au moins en perspective, moyennant l’instauration d’un dialogue approfondi entre des représentants des gouvernements et des partis des pays qui en prendraient l’initiative et la partie la plus éclairée de sa classe politique. Il est certain que son exclusion du noyau initial serait de toute façon de courte durée.
Publius