La guerre du gaz russe et l’augmentation croissante du prix du pétrole, toutes deux liées à des facteurs structurels du cadre international actuel, ont mis en évidence la précarité du bien-être et du développement économique de l’Europe qui dépendent de la disponibilité de combustibles fossiles à bon marché et de la certitude raisonnable du flux d’approvisionnement, c’est-à-dire, en dernière instance, de la stabilité du cadre du pouvoir mondial qui garantit l’une et l’autre.
La dépendance énergétique des pays européens a désormais atteint des niveaux tels que le blocus d’un gazoduc russe ou d’un grand gisement saoudien ou iranien peut mettre à genoux l’économie d’un pays particulièrement vulnérable dans le domaine des approvisionnements en énergie, tel que l’Italie par exemple, et avoir des répercussions énormes sur les économies interdépendantes des pays voisins.
Cette politique énergétique irresponsable plonge ses racines dans la division de l’Europe. Déjà, dans les années cinquante, Jean Monnet avait prévu qu’en l’absence d’une politique européenne adéquate, la dépendance des six pays de la CECA des importations énergétiques passerait, durant les années soixante, d’un cinquième à un tiers de la consommation totale. Dans cette optique, l’EURATOM aurait dû poser les bases pour maintenir les importations croissantes de pétrole et de charbon dans des limites raisonnables grâce à l’utilisation de l’énergie nucléaire. Mais le fait que cette institution soit fondée, alors comme aujourd’hui, sur la simple coopération entre Etats, a conduit ce projet à l’échec. D’une manière plus générale, l’ajournement sine die de la création de la Fédération européenne a fait que les Etats se sont d’un côté orientés toujours plus vers des choix nationaux et de l’autre qu’ils ont cherché à profiter des opportunités offertes par le cadre international : d’abord l’engagement des Etats-Unis à protéger les ravitaillements en brut, puis, depuis la fin de la guerre froide, l’offre en gaz russe en direction de l’Europe. Les Européens ont ainsi posé les bases de leur dépendance à l’égard du gaz sibérien en plus de leur sujétion au brut du Moyen-Orient.
Pour faire face à cette situation qui présente aujourd’hui un véritable caractère d’urgence, la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne ont proposé trois recettes dont les principaux ingrédients se retrouvent dans les « plans européens » proposés par la Commission européenne, le Conseil européen et le Parlement européen. On les connaît sous le nom de libéralisation du marché de l’énergie, mémorandum français pour la politique énergétique et politique de bon voisinage. Ces trois approches ont toutes en commun la caractéristique d’être conçues non pas comme un plan européen mais, encore une fois, comme la coordination de politiques nationales sectorielles et, dans la mesure où elles sont fondées sur la division de l’Europe, toutes les trois sont condamnées à ne pas résoudre le problème.
La libéralisation du marché stratégique de l’énergie, en l’absence d’une politique extérieure et de sécurité européenne, ne peut qu’affaiblir et diviser les Européens avec le risque concret que des grands fournisseurs d’énergie tels que Gazprom prennent le contrôle, direct ou indirect, des réseaux de distribution de l’énergie dans divers pays, augmentant ainsi leur position dominante.
L’adoption pure et simple, au plan européen, de la politique nationale énergétique française basée sur la relance du nucléaire et sur le remplacement progressif des combustibles fossiles par des bio-combustibles, est impossible. Elle présupposerait que tous les pays partagent volontairement et spontanément des objectifs énergétiques européens communs, à réaliser avec des instruments de gouvernement et des moyens financiers nationaux souvent en conflit entre eux et coordonnés par des institutions européennes faibles.
La politique de bon voisinage que l’Allemagne propose et qu’elle a déjà commencé à promouvoir en intensifiant la coopération dans le domaine nucléaire avec la France et en exploitant le gaz avec la Russie, sert à relancer le rôle de l’Allemagne au cœur de l’Europe plutôt qu’à promouvoir une politique énergétique européenne.
Les Européens doivent prendre conscience au plus vite qu’ils sont appelés à faire face à deux défis strictement intriqués, l’un sur le terrain des nouveaux équilibres de pouvoir internationaux, l’autre sur le plan technologique, qui ne peuvent être remportés qu’en relançant le projet de l’unité politique de l’Europe.
Au niveau mondial, les différentes raisons d’Etat des puissances mondiales sont dangereusement en train de se placer en situation de face à face sur le front de l’énergie. Il suffit de considérer : la décision du Congrès américain d’empêcher la Chine d’acquérir des entreprises pétrolières américaines ; l’accélération donnée par la Russie à la politique de renationalisation de l’industrie du pétrole et du gaz associée au projet d’exploiter son statut de superpuissance de l’énergie sur le front européen comme sur le front asiatique ; l’accord de coopération entre la Chine et l’Inde pour s’assurer le contrôle sur le marché mondial des entreprises et des gisements utiles au développement de leurs pays respectifs. Ni les pays européens pris séparément, ni l’Union européenne n’ont aujourd’hui la moindre chance d’influencer l’évolution de ces rapports. C’est parce que la souveraineté et la raison d’Etat des pays européens sont peu de chose au regard de la puissance des USA, de la Russie, de la Chine et de l’Inde et que l’Union européenne n’est pas un Etat.
Sur le plan technologique, les options possibles pour réduire la dépendance des pays européens à l’égard du pétrole et du gaz sont connues. Elles concernent la relance de la production d’énergie nucléaire sans laquelle l’émission des gaz à effet de serre ne pourra pas être réduite d’une manière significative ; l’usage des bio-combustibles dont la production exigerait la révision de la politique agricole à laquelle, dans cette optique, on devrait consacrer des ressources plus importantes au lieu de les réduire ; la reprise de l’utilisation du charbon (sous forme de gaz), l’incitation à utiliser les énergies renouvelables et la promotion de l’utilisation de l’hydrogène, qui dépendent cependant du lancement d’une nouvelle politique des approvisionnements et de la distribution de l’énergie, en plus de la restructuration de l’industrie européenne des moyens de transport publics et privés. Il est impensable que les Européens puissent dans le même temps réduire leur dépendance à l’égard des importations de brut et de gaz et engager une révolution dans le domaine de la production et de la consommation énergétique tout en restant dans la condition de minorisation politique et financière imposée par la dimension nationale et le cadre confédéral européen. Ces choix ne peuvent pas être mis en œuvre sur la base d’une simple mise en commun de financements, de capacités de production et de recherche nationaux. Chacun d’eux impliquerait l’adoption de mesures économiques, fiscales et de politique extérieure de la part du gouvernement d’un Etat souverain de dimensions continentales plutôt que la supervision par les institutions d’une organisation d’Etats indépendants telle que l’Union européenne.
Les Européens ne sortiront pas de cette condition si la volonté de fonder un Etat fédéral européen ne se manifeste pas. Ils doivent abandonner la voie de la coopération entre Etats, utile pour partager partiellement des informations et des coûts dans tel ou tel secteur, mais pas pour gouverner. L’Union européenne ne peut pas se transformer dans son ensemble en un Etat fédéral doté d’un gouvernement capable de garantir et de promouvoir le développement et la sécurité des Européens. Pour cela il est nécessaire que, dans le cadre des pays qui, il y a plus d’un demi-siècle, pour faire face aux défis mondiaux dont les contours commençaient à se dessiner déjà à l’époque, désignèrent l’objectif de la Fédération européenne, naisse au plus vite une initiative concrète pour fonder le premier noyau d’un Etat fédéral européen ouvert à ceux qui voudraient en faire partie par la suite. S’ils veulent éviter un avenir de déclin et de subordination, les pays fondateurs doivent assumer cette responsabilité historique et orienter tous leurs choix sur cette base.
Publius