Durant les derniers mois, le monde a été secoué par deux graves crises. La première, à caractère militaire et avec des implications politiques régionales, est liée au conflit entre la Russie et la Géor-gie. La seconde, de nature financière avec un impact économique mondial, est liée à l’effondre-ment de nombreux colosses bancaires et des bourses dans le monde entier. Il s’agit de deux crises de gravité très différente pour ce qui concerne les implications et l’impact qu’elles ont sur nos pays, mais que l’on peut rapprocher du fait qu’elles sont le produit de la mutation profonde qui s’opère dans les équilibres mondiaux. Les deux ont contribué à faire tomber le voile qui masquait la fin de l’unipolarisme américain, ouvrant ainsi de nouveaux scénarios, encore difficiles à définir.
Un fait est certain. La stratégie poursuivie par les Etats Unis depuis l’effondrement de l’Union so-viétique s’est non seulement épuisée mais elle a en substance échoué. En fait, l’objectif principal de cette stratégie qui consistait à préserver l’hégémonie américaine n’a pas été atteint, à la fois parce que d’autres puissances émergentes ont commencé à imposer de fait le partage du leadership internatio-nal et aussi parce que le modèle de puissance mondiale phare incarné par les USA est entré en crise en montrant ses propres limites intrinsèques et en recueillant de moins en moins de consensus. Sur le plan économique et financier, la tentative américaine d’utiliser sa supériorité pour exploiter les mar-chés émergents n’a pas tenu compte de la capacité des plus importants d’entre eux, en particulier de la Chine, de tourner à leur propre avantage la logique du libéralisme économique. En même temps, sur le plan stratégico-militaire les USA, en poursuivant un projet hégémonique global velléitaire, ont exclu la possibilité de coopérer sur un pied d’égalité avec d’autres Etats en mesure d’exercer une in-fluence, fût-ce seulement au niveau régional. La perspective du réarmement a constitué le pivot cen-tral de cette stratégie pour accroître ultérieurement la différence entre eux et le reste du monde, dans le domaine militaire, avec pour objectif d’assumer avant tout le contrôle de la région du Moyen-Orient, stratégique pour les réserves énergétiques et d’isoler et neutraliser la Russie – seule puissan-ce nucléaire en mesure de défier Washington – en exploitant dans ce but l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN. Si l’échec de la politique américaine au Moyen-Orient apparaît aux yeux de tous, la Russie, de son côté, avec son intervention en Géorgie, a démontré définitivement que la tentative de la maintenir dans une position subordonnée n’a pas fonctionné. Cette intervention a, en-tre autre, mis en évidence, au-delà des déclarations de principe, que l’Amérique n’est pas en mesure de protéger ses propres alliés dans la mesure où elle est déjà fortement engagée sur un autre front et elle a envoyé dans ce sens un signal clair aux pays de l’Est européen.
La Russie sort ainsi de cette crise en confirmant qu’elle a de nouveau acquis son statut de puissance régionale et qu’elle est déterminée à peser fortement sur les événements mondiaux. El-le a en fait mis en crise le plan américain qui visait à l’encercler par le biais de l’OTAN, à la fois parce qu’elle a su rétablir des rapports privilégiés avec certains des pays que les USA espéraient transformer en alliés, comme par exemple le Kazakhstan, et parce que la « vieille Europe » à un certain point a choisi de ne pas soutenir jusqu’au bout la ligne des Etats-Unis et a commencé à temporiser sur l’entrée de l’Ukhraine et de la Géorgie dans l’Alliance atlantique. En outre, en af-firmant son contrôle sur l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, Moscou a mis définitivement en échec le projet des Etats-Unis qui visait à limiter son contrôle sur la Mer Noire et les gazoducs qui ali-mentent l’Occident et a par conséquent infligé un coup dur à une politique énergétique eu-ropéenne plus autonome et diversifiée.
Tout cela ne signifie pas un retour au climat de tension analogue à celui de la guerre froide. Non seulement il ne s’agit plus, comme il y a quelques années, d’un affrontement idéologique qui reflè-te et accentue la division du monde en zones nettement séparées et opposées, mais surtout il exi-ste une pluralité de grands Etats émergents en tant que puissances régionales ce qui va, en per-spective, dans la direction non pas d’un affrontement bipolaire mais d’un multipolarisme aux con-tours encore indéfinis. En outre, malgré la perte de pouvoir des Etats-Unis, ces derniers restent tou-tefois supérieurs sur le plan économique, technologique et militaire par rapport à tout autre pays du monde et ils constituent le point de référence principal de tous les équilibres internationaux. La Russie ne peut donc pas aspirer à devenir une puissance en mesure de défier les USA sur le plan global et elle n’a effectivement pas intérêt a poursuivre un tel projet. Toutefois cela ne doit pas oc-culter le fait que la Russie, outre qu’elle dispose d’un poids économique important comme pays fournisseur de matières premières, est la deuxième puissance nucléaire de la planète en mesure de constituer une menace pour l’Amérique et que la possibilité d’affronter efficacement le problème de la prolifération et de la réduction des arsenaux nucléaires passe par un accord avec Moscou ; et cela ne peut faire oublier aux Européens que leur continent est justement le lieu où la tension peut se concentrer pour les mêmes raisons géostratégiques valables durant la guerre froide et qui sont aujourd’hui renforcées par la dépendance importante de nos pays par rapport au gaz russe.
L’intérêt de l’Europe dans ce nouveau cadre mondial qui commence à se dessiner est donc très clair. L’opposition entre les USA et la Russie constitue une menace gravissime et sa priorité doit consister à agir de manière à l’éviter ; cela requiert de la part des Européens une redéfinition de leurs relations avec les deux super-puissances nucléaires. Pour ce qui concerne les Etats-Unis, il s’agit de réinventer un nouveau partnership. C’est l’Amérique elle-même qui, la première, doit faire face au problème de repenser ses rapports avec l’Europe, mais ces rapports dépendront avant tout de la capacité des Européens à devenir un pôle politique responsable, en mesure de jouer un rôle significatif dans les équilibres du pouvoir mondial. Tant qu’elle restera une région politiquement faible, dépourvue d’une politique extérieure et de défense vraiment unitaire, l’Eu-rope ne constituera pas une ressource pour le monde mais un problème et, en particulier, elle contraindra les USA à faire dépendre leur politique internationale de la nécessité de prendre en charge la sécurité européenne ; un poids tel que l’Amérique n’est plus en mesure de porter et qui risque de l’écraser. Des risques énormes découlent du fait que les Européens ne s’en rendent pas compte et qu’ils n’agissent pas en conséquence en faisant enfin le saut politique qui, seul, pour-rait les rendre autonomes : la création d’un Etat fédéral.
Même la Russie tirerait d’énormes avantages de l’existence d’une Europe forte à ses frontiè-res : le vide de pouvoir européen alimente en fait les tendances les plus agressives traditionnel-lement présentes dans l’histoire politique russe, affaiblissant les chances d’une évolution dans un sens démocratique des institutions et de la société de ce grand pays euro-asiatique et renforce sa ligne de gouvernement autocratique. Il ne faut pas oublier en outre que l’intérêt de la Russie con-siste désormais à s’intégrer pleinement à l’Occident et que l’Europe représente le seul intermé-diaire possible de cette intégration. Mais pour jouer ce rôle crucial, les Européens devraient pour-suivre une politique continentale cohérente et responsable ce qui, aujourd’hui, dans une Europe à vingt-sept, est impensable.
La création d’un Etat fédéral européen est une exigence pour les Européens et pour le monde depuis déjà plusieurs décennies. En particulier, l’absence d’un pôle européen effectif dans le do-maine international ces dernières années a été une des causes principales des difficultés crois-santes des Etats-Unis, contraints à jouer un rôle insoutenable de puissance globale dans les do-maines politique, économique et culturel. Aujourd’hui ce n’est pas le moment, comme le laissent entendre certains gouvernements européens, de se satisfaire de la faiblesse américaine dans l’e-spoir de voir accroître son propre pouvoir, en tant qu’UE ou pays membre, sur l’échiquier inter-national. Ce ne sont pas les Européens qui gagnent en termes relatifs un peu de pouvoir, c’est dé-sormais l’Occident tout entier qui en perd en termes réels par rapport au reste du monde. Et en Occident, ce seront les Européens, multitude divisée en Etats anachroniques inadaptés qui de-vront inévitablement payer au prix fort cette nouvelle situation.
Le destin des Européens reste par conséquent lié, pour des raisons historiques et géographi-ques à celui des Etats-Unis et à celui de la Russie : à l’égard des premiers, par le rôle positif qu’ils pourraient jouer ensemble sur la scène mondiale pour contribuer à désamorcer les crises globa-les qui menacent l’humanité ; à l’égard de la seconde, par l’importance que son intégration à l’Oc-cident représente pour la sécurité et la paix mondiales. Mais le rôle futur de l’Amérique et les perspectives d’intégration de la Russie dépendent, aujourd’hui plus que jamais, de la capacité de l’Europe à donner naissance à un solide Etat fédéral, à partir évidemment d’un premier noyau de pays disposés à le faire.
Publius