L’euro survivra-t-il? Moins de dix ans après l’introduction de la monnaie unique, c’est le doute qui plane sur l’avenir de l’Europe. D’abord la crise grecque, puis la crise irlandaise et ensuite celle du Portugal qui se profile, ont irrémédiablement mis à mal les certitudes sur la possibilité de maintenir encore longtemps en vie une union monétaire aux dimensions de celle qui a été créée en Europe sans être encadrée dans un Etat. Une union monétaire dans laquelle les déséquilibres économiques et commerciaux entre ses membres ont tendance à s’approfondir au lieu de s’atténuer et dans laquelle les redoutables chocs asymétriques sont en train de devenir endémiques.
Les doutes sur la capacité de survie de l’euro alimentent à leur tour des attentes négatives aussi sur l’avenir du processus de l’unification européenne et, par ricochet, sur la stabilité de l’ordre mondial, étant donné que l’Europe représente toujours un des points névralgiques du commerce et de l’économie mondiaux. C’est peut-être aussi pour cela que les Etats Unis et la Chine sont intervenus à plusieurs reprises ces derniers mois, les premiers pour conjurer les Européens de résoudre rapidement la crise en leur assurant leur aide à travers le FMI, la seconde pour offrir des aides financières et des investissements directs à la Grèce et au Portugal.
Pour dissiper ces doutes, il ne suffit cependant pas de se limiter à défendre les succès obtenus en termes d’intégration et de coordination des politiques européennes. Il faut débarrasser le terrain des ambiguïtés concernant les choix nécessaires pour éliminer définitivement les contradictions qui sont à la source du problème.
Dans l’immédiat, en réalité, malgré l’évidence des faits, la politique, en Europe, continue à apporter des réponses tout à fait insuffisantes et inadéquates. La proposition soutenue par la France et l’Allemagne de réformer le Pacte de stabilité est insuffisante: c’est une proposition qui prétend, d’une manière irréaliste, imposer de nouvelles obligations et de nouvelles sanctions aux Etats de la zone euro, en feignant d’ignorer que plusieurs de ces mêmes Etats – en premier lieu la France et l’Allemagne – n’ont pas respecté à plusieurs reprises les accords souscrits et n’ont pas tenu non plus l’engagement de promouvoir la croissance en plus de la stabilité de l’économie européenne. Tout comme le Fonds créé par les gouvernements pour aider les pays en difficulté est insuffisant, que ce soit du point de vue de sa nature juridique ou de sa dotation, et enfin en raison de l’incertitude de son efficacité et de sa durée. Une politique qui laisse à la seule Banque centrale européenne la charge et la responsabilité d’intervenir, pour éviter dans l’immédiat que les systèmes bancaires nationaux fassent faillite, en recourant à l’injection de prêts et de liquidités dont personne ne veut ni ne peut évaluer les conséquences en termes de création de nouveaux risques de bulles spéculatives, et plus encore sans débrouiller l’enchevêtrement de nœuds fiscaux, économiques et productifs qui asphyxient la zone euro, est en outre par définition inadéquate.
En bref, en Europe, la politique n’a pas encore pris acte du fait que la crise que nous sommes en train de vivre n’a pas simplement mis à nu les limites des institutions européennes et de celles de l’Union monétaire, la fragilité des règles que les Européens se sont données et les faiblesses structurelles – d’ailleurs déjà bien connues – de certains pays européens.
La crise a posé aux Européens, encore une fois, le problème de décider qui doit être souverain en Europe. La situation actuelle, en fait, est profondément ambiguë, ce qui se répercute sur la dette, comme l’ont écrit en toutes lettres de nombreux commentateurs et comme l’ont perçu les marchés: «The European sovereign debt is not really sovereign» pouvait-on lire dans le Financial Times le 30 novembre dernier. C’est pour cela qu’il est devenu intéressant de spéculer sur la banqueroute probable de certains pays simplement parce que «the markets have realised that some key elements of ‘sovereignhty’ are missing». En fait une dette est souveraine seulement dans la mesure où le gouvernement d’un Etat est à même, à travers l’utilisation coordonnée et organisée du levier monétaire, du levier fiscal et du budget, de prévenir ou selon le cas de décourager la spéculation des marchés. En Europe, tout cela n’est pas possible puisque, d’une part, les Etats se sont privés du pouvoir de gérer le levier monétaire, en acceptant une monnaie unique, mais de l’autre, ils ont conservé la souveraineté dans le domaine du budget, des impôts, de la politique extérieure et de la défense. Cet état de chose qui aurait dû être transitoire en vue de l’union politique des pays qui avaient adopté l’euro, tend au contraire à devenir permanent dans les comportements et les intentions des gouvernements. Mais le problème c’est qu’aucun Etat ne peut penser contracter indéfiniment des dettes dans une devise étrangère – tel est le cas de l’euro sans Etat – en espérant ne jamais devoir les rembourser et de ne pas avoir à affronter le jugement des marchés auxquels il doit recourir pour les soutenir. L’expérience historique enseigne en fait que, dans le passé, les unions monétaires qui n’ont pas été accompagnées d’une union politique, ont échoué.
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Ce qui est en train de se passer en Europe, c’est donc le fruit du fait que les Européens n’ont pas encore décidé si, et dans quel cadre, ils vont raccorder le projet de l’union monétaire à celui de l’union politique. Un lien qui était encore implicite à l’époque de la ratification du Traité de Maastricht et qui est bien réel et effectif au sein des autres grands pôles mondiaux. En fait, la Chine et les Etats Unis prennent leurs décisions dans le domaine économique, monétaire et fiscal sur la base des objectifs politiques et stratégiques qu’ils estiment devoir poursuivre dans le cadre des nouveaux rapports de pouvoir mondiaux.
L’Europe, au contraire, à cause de son incapacité, risque de subir les pires conséquences d’une crise qui est partie des Etats Unis mais qui est en train de bouleverser les systèmes bancaires et économiques européens. C’est, en effet, en Europe que les investisseurs internationaux ont identifié le ventre mou du marché des titres d’Etats sur lesquels spéculer comme ils avaient spéculé, à l’époque du SME, sur les marchés des diverses devises européennes. Mais ces mêmes investisseurs se gardent bien de spéculer contre des Etats tout aussi compromis sur le plan économique et financier, comme par exemple la Californie, qui sont toutefois insérés dans un cadre de pouvoir de dimensions continentales, bien différent.
Et c’est encore à cause de son incapacité que l’Europe assiste, impuissante, au processus irrépressible de redistribution des richesses qui est en train de se vérifier au niveau global.
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L’humanité est au seuil d’une grande transformation historique dans les rapports entre l’Occident et le reste du monde, et les Européens s’apprêtent à vivre ce changement d’époque dans une situation de faiblesse et de crise structurelles. Pour les Européens, le moment est donc venu de dire comment ils ont l’intention d’affronter politiquement cette phase de l’histoire, à partir de la crise de la dette qui s’est manifestée dans la zone euro. Dans l’essai numéro 33 du Federalist, Alexandre Hamilton, justement à propos de la manière de gérer le pouvoir fiscal demandait «Comment définir le mot pouvoir sinon comme la possibilité et la faculté d’accomplir une action déterminée? Et qu’est-ce donc la faculté d’accomplir cette action sinon le pouvoir de faire usage des moyens nécessaires pour l’amener à son terme?»
Eh bien, s’ils ne résolvent pas le dilemme du pouvoir et de la souveraineté par la création d’un premier noyau d’Etat fédéral européen, les Européens n’auront ni la possibilité, ni la faculté d’agir d’une manière adéquate. Pour faire ce pas, il faudra toutefois que dans les pays clés du processus de l’unification européenne, à partir de la France et de l’Allemagne, les conditions mûrissent au plus vite, afin qu’on ne se limite pas seulement à introduire des retouches dans le Pacte de stabilité ou à chercher à gagner du temps en créant toujours de nouveaux mécanismes de sauvetage des pays en difficulté, basés sur la coopération intergouvernementale, sans affronter à la source les causes de la crise; et qu’on ne continue pas non plus à affronter divisés la question du désarmement, de la sécurité et de la politique énergétique. Il faut que mûrisse la conscience de la nécessité de relancer l’initiative pour faire vraiment la Fédération européenne à partir d’un groupe de pays.
C’est le terrain sur lequel doit se développer le débat sur l’avenir de l’Europe et sur lequel, dans les différents pays, ceux qui veulent que les Européens redeviennent maîtres de leur destin doivent harceler les parlementaires, les mouvements politiques, les organisations syndicales, les associations afin qu’ils se mobilisent pour forcer les gouvernements à prendre la décision historique requise par notre époque: fonder la Fédération européenne.
Publius