En Europe, comme l’a aussi récemment observé l’Economist, “ the reason for today’s inaction is not a shortage of things to do, but a shortage of the will to do them ” (“ The Sleepwalkers ”, 25 Mai 2013). S’il est clair, en fait, que c’est seulement en menant à leur terme les quatre unions (bancaire, fiscale, économique et politique) qu’on pourra compléter l’union monétaire et créer le cadre adéquat pour dépasser la crise, revenir à la croissance et être compétitifs sur la scène mondiale, il est tout aussi évident que la raison pour laquelle on n’avance pas rapidement dans cette direction, c’est parce qu’il manque la volonté politique pour le faire.
Et c’est dans cette optique que doivent être évaluées les récentes ouvertures importantes de ces dernières semaines, aussi bien de la part du nouveau gouvernement en Italie, que de la part du Président Hollande. Pour la première fois, l’Allemagne semble pouvoir compter sur des interlocuteurs qui acceptent le défi et se déclarent prêts à s’engager concrètement pour faire avancer l’unité européenne. Jusqu’à il y a quelques semaines, la Chancelière Merkel et le Ministre Schäuble étaient les seuls à réclamer la nécessité de régler la question de l’union politique pour compléter l’union monétaire et à poser la question du partage de la souveraineté comme condition nécessaire pour une pleine solidarité au sein de l’eurozone. Dans leurs propos, il manquait toutefois des indications plus précises sur le parcours à entreprendre pour réaliser ce partage. Par conséquent, la position allemande était interprétée comme une rigidité inutile ou comme une tentative pour écarter les politiques européennes pour la croissance.
Finalement, le défi de l’engagement pour l’union politique a été relevé d’abord par le nouveau Président du Conseil italien, Enrico Letta, aux prises avec une crise nationale dont l’issue est désormais indissolublement liée à la solution de la crise européenne (le Président Letta, en fait, a rappelé dans ses discours devant le Parlement italien et dans les réunions avec la Chancelière Angela Merkel, le Président Hollande et les responsables des institutions européennes, l’exigence d’une issue fédérale pour l’Union économique et monétaire). Puis par le Président Hollande qui, dans la conférence de presse du 16 mai à l’Elysée, a pour la première fois affirmé que “ L’idée européenne exige le mouvement. Si l’Europe n’avance pas, elle tombe ou plutôt elle s’efface ; elle s’efface de la carte du monde, elle s’efface même de l’imaginaire des peuples. Il est donc plus que temps de porter cette nouvelle ambition. L’Allemagne, plusieurs fois, a dit qu’elle était prête à une Union politique, à une nouvelle étape d’intégration. La France est également disposée à donner un contenu à cette Union politique. Deux ans pour y parvenir. Deux ans, quels que soient les gouvernements qui seront en place. Ce n’est plus une affaire de sensibilité politique, c’est une affaire d’urgence européenne ”.
Les gouvernements des deux pays clés de l’Union européenne et l’Italie qui, depuis les débuts a eu un rôle décisif pour rendre possibles les passages cruciaux du processus de l’unification, semblent donc finalement converger sur le point décisif, que le Chancelier allemand Helmut Kohl rappelait déjà dans son discours au Bundestag en décembre 1991 au lendemain du Sommet de Maastricht en disant que l’union politique est l’indispensable contrepartie à l’Union économique et monétaire.
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Il reste maintenant que le problème réside dans la manière de réaliser cet objectif. Les difficultés pour débrouiller l’imbroglio juridique institutionnel, qui empêche le gouvernement de la monnaie et affecte la légitimité démocratique en Europe, sont bien connues. Personne ne croit plus qu’il soit possible de réformer les traités en profondeur à l’unanimité, dans un sens fédéral et dans des délais raisonnables, avant que les conséquences de la crise ne puissent se répercuter fatalement sur l’ordre politique et social des différents pays. Les échéances sont désormais très rapprochées et le cas italien – pays clé, en équilibre instable entre un populisme diffus et un processus de réforme intérieure difficile et douloureux – est emblématique. Le gouvernement est suspendu à un fil qui n’a que l’Europe comme véritable point d’appui. Si le gouvernement de l’union monétaire n’accomplit pas d’ici quelques mois un saut qualitatif consistant, le risque d’implosion du pays est très fort.
Dans cette phase, il faut donc pouvoir accomplir des pas concrets immédiats, en les situant cependant dans la perspective d’une réforme institutionnelle radicale de l’UE qui réalise l’union politique de l’eurozone. Pour cela, la stratégie adoptée il y a deux ans par les gouvernements et soutenue par les parlements nationaux et le Parlement européen, pour introduire le principe et le mécanisme du fonds de sauvetage des Etats dans l’architecture institutionnelle européenne semble, encore une fois, la plus adéquate. Elle a permis de faire entrer en vigueur le Mécanisme européen de stabilité pour les 17 Etats de l’eurozone et, en même temps, elle a contraint la Grande Bretagne à s’auto-exclure de la procédure de consolidation de l’eurozone (qu’elle ne pouvait toutefois pas bloquer parce que le sauvetage de l’euro était aussi dans son intérêt).
Le résultat de tout cela, indépendamment de la volonté des gouvernements et des institutions nationales et européennes, a été la remise en mouvement de la dynamique de différenciation dans le processus de l’unification européenne et la création de nouvelles institutions ad hoc pour gouverner l’eurozone.
Il faut aujourd’hui appliquer à nouveau cette stratégie et exploiter une dynamique analogue pour réaliser un objectif politique constituant en s’appuyant tout de suite sur un point d’importance vitale pour les pays de l’eurozone : la création d’un budget supplémentaire autonome pour la zone euro. Il s’agit, comme de nombreuses études le démontrent désormais, et comme les institutions européennes elles-mêmes le soutiennent, d’un instrument indispensable pour le bon fonctionnement de l’union monétaire et pour sa consolidation à travers la réalisation d’une union fiscale. Et c’est aussi un instrument indispensable pour promouvoir la relance du développement et de l’emploi et pour redonner une perspective de progrès à la société européenne dans son ensemble. Un budget qui doit être libéré des limites du budget actuel de l’Union et financé par des ressources fiscales propres – comme la taxe sur les transactions financières ou la taxe carbone –, sur lesquelles se baserait aussi l’émission d’eurobonds.
La mesure du budget ad hoc pour l’eurozone pourrait être introduite, cette fois aussi, en intervenant avec une modification de l’art. 136 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et en stipulant un traité entre les pays de l’euro, ce qui, comme dans le cas du traité instituant le MES, ne représenterait pas une véritable rupture avec l’équilibre institutionnel de l’Union, tout en laissant les Etats qui décident d’y souscrire, libres d’agir en dehors des contraintes des traités en vigueur. L’objet d’un tel traité pourrait être simplement le problème de la mise en commun des ressources telles que la taxe sur les transactions financières et de la création d’un organe chargé de leur gestion. Il s’agirait ainsi d’un premier pas qui mettrait sûrement à l’ordre du jour le problème de la légitimation démocratique d’une telle autorité et de l’articulation d’une structure institutionnelle de l’eurozone et qui devrait donc, dans les meilleurs délais, être complété par une révision des traités.
Un premier embryon de budget supplémentaire pour l’eurozone est donc une initiative qui peut se faire dans des délais rapprochés et qui peut, dans le même temps, donner un signal très fort aux citoyens et à la communauté internationale, à condition qu’elle s’accompagne de la manifestation d’une volonté politique précise de vouloir résoudre rapidement, et au niveau supranational, le problème de la structure institutionnelle de l’eurozone. C’est pourquoi, en parallèle, on doit travailler pour ouvrir la voie à la stipulation d’un nouveau pacte de nature pré-constitutionnelle entre les pays de l’eurozone. Un pacte qui comprenne l’engagement de passer d’un gouvernement provisoire et intergouvernemental, à un gouvernement démocratique et fédéral de la monnaie, de la fiscalité et de l’économie de l’eurozone, démocratiquement contrôlé par les parlementaires des pays de l’euro au sein du Parlement européen.
C’est sur ce terrain que les gouvernements, les partis politiques et les institutions nationales et européennes devront s’engager en vue des prochaines échéances européennes et nationales, en impliquant les citoyens dans un débat européen constituant. Ne rien faire ou s’illusionner qu’il serait encore possible de tout renvoyer signifierait laisser le champ à ceux qui travaillent à la désagrégation de l’Europe et se résigner au déclin, non seulement économique, mais aussi politique, moral et social de notre continent.
Publius