Les faits dramatiques de Paris placent les gouvernements européens à la croisée des chemins, ce que, cette fois, personne ne peut se permettre d’ignorer : soit l’on est capable de transformer le sentiment partagé de menace à l’égard des valeurs de la civilisation démocratique qui constitue le patrimoine de notre continent et qui a été au centre des grandes manifestations unitaires du 10 janvier, à travers une réponse à la hauteur de l’enjeu, soit, après un hommage – qui devient purement rhétorique – à la signification des idéaux européens conquis, on se réfugie encore une fois dans les vieux mythes nationaux, et on décrète la défaite définitive de ces conquêtes et de notre civilisation.
Une attaque très grave de la démocratie et des valeurs de la liberté politique et civile est menée dans le monde. Les modèles de gouvernement de référence sont désormais les modèles autocratiques et autoritaires comme alternative au modèle libéral et démocratique occidental, considéré comme incapable de sélectionner la classe politique, de projeter des plans à long terme, de décider dans des délais et selon des modalités sûrs, d’encourager la méritocratie. Le désordre international alimente d’une manière instrumentale des idéologies qui transforment les affrontements pour le contrôle de régions stratégiques en guerres de religions, qui s’enracinent dans un état de retard sur les plans civil et social, de vastes régions de la planète. L’enjeu, c’est le modèle du vivre ensemble civil et social à l’intérieur des Etats et entre les peuples. C’est seulement si elles sont soutenues par une forte capacité politique de gouvernement – en mesure d’affirmer et de conjuguer liberté et équité, justice sociale et progrès, solidarité et intégration – que les valeurs de la civilisation européenne pourront s’enraciner et contrecarrer la vague obscurantiste ; autrement elles sont vouées à l’échec.
Comment les Européens peuvent-ils espérer gagner une telle bataille avec les armes de l’Etat national qui a déjà décrété, avec deux guerres mondiales et avec le fascisme et le nazisme, la défaite de l’Europe ? Comment peuvent-ils croire qu’il suffit de jouer avec les institutions de l’Union européenne – en augmentant un petit peu la collaboration et la coordination entre les Etats ou carrément en rapatriant certaines compétences et pouvoirs de contrôle ? Les échecs sur le plan économique, l’impuissance totale sur le plan de la politique extérieure, les reculs dans le champ de la recherche, la méfiance des citoyens envers la politique et la désaffection à l’égard des institutions, ne suffisent-ils pas à faire comprendre à la classe politique que le problème consiste à arriver vraiment à fonder les Etats Unis d’Europe ?
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Alors, que faire ? Si la naissance d’une politique extérieure et de sécurité unique est urgente, si la nécessité d’un véritable gouvernement européen de l’économie l’est tout autant, par où commencer ?
Une indication très claire vient des paroles du Président de la BCE, Mario Draghi : « Le succès de l’union monétaire exige en définitive de prendre acte que partager une monnaie unique, c’est une union politique et cela signifie en assumer jusqu’au bout les conséquences » (La stabilité et la prospérité de l’Union monétaire, Université d’Helsinki, 27 novembre 2014). Avec le Traité de Maastricht, les Etats européens ont décidé de partager la souveraineté monétaire. Il s’est agi d’un choix précis. Ce n’est pas un hasard si les pays les plus eurosceptiques l’ont refusé. Maintenant, les Etats qui partagent la monnaie ne peuvent pas en ignorer les conséquences.
En fait, non seulement – comme l’ont unanimement souligné les économistes, les experts politologues, les politiciens du monde extra-européen – la zone euro est bloquée à cause de la carence de sa gouvernance – « Si l’Europe était un seul pays, avec un gouvernement unique crédible, la réponse (à la crise) serait simple. » (Reforms, Investment and Growth : An Agenda for France, Germany and Europe, Report to Sigmar Gabriel and Emmanuel Macron by Hendrik Enderlein and Jean Pisani-Ferry) ; ou, comme le dit toujours Draghi, « dans la zone euro, les choix de politique économique sont si interdépendants que, en dernière instance, la souveraineté sur la politique économique devrait être exercée conjointement. C’est pourquoi, il me semble, nous devons ultérieurement partager la souveraineté dans ce domaine. Cela pourrait se traduire à travers le passage d’un système de règles communes à un système basé sur des institutions communes » (Introductory remarks at the Finnish Parliament, Helsinki, 27 novembre 2014). Le fait est que, désormais, l’urgence de l’union politique investit tous les secteurs que le cadre national n’est plus en mesure de gérer.
Les Européens sont en train de payer un prix très élevé pour le refus des Etats de créer un gouvernement européen doté de pouvoirs réels et pour leur prétention à ne pas céder la souveraineté politique, en continuant même à gérer l’union monétaire sur la base de la coordination des différents intérêts nationaux et de la recherche du compromis qui empêchent d’avoir comme objectif le bien commun. C’est par manque de volonté politique et par attachement au pouvoir national que l’on n’arrive pas à la solution.
En même temps, le temps joue contre l’unité. La crise mine le consensus envers l’Europe en préparant des alternatives dramatiques ; et le cadre mondial en train de se dessiner devient toujours plus menaçant comme le démontrent les attentats qui ensanglantent nos cités. Le problème de la sécurité et le piège de la stagnation ne sont que les deux faces de la même médaille. L’instabilité des régions qui nous entourent et qui nous impose des urgences et des problèmes qui nous submergent, divisés, s’accompagne de la régionalisation progressive des zones de commerce, liée aux intérêts géopolitiques toujours plus divergents des géants de la politique mondiale. Sans l’union politique, on n’est pas en mesure de répondre à aucun des défis internes et externes : ni aux défis sociaux, ni aux défis économiques, ni aux enjeux d’un monde en effervescence, privé de leadership et qui, de plus, s’ouvre à la seconde révolution numérique et se prépare à se confronter avec ses effets explosifs.
Comme fédéralistes européens, nous pouvons seulement continuer à chercher à faire entendre la voix de la vérité évidente de l’urgence inéluctable du saut politique fédéral et à chercher à mobiliser dans ce but le consensus sur ce projet ; consensus qui reste répandu, tout en étant toujours plus frustré par l’inertie de ceux qui détiennent le pouvoir de prendre ce tournant. Nous sommes en harmonie, pas seulement, comme nous l’avons déjà mentionné, avec des économistes et des représentants des institutions européennes, mais même avec des représentants des gouvernements nationaux : le Ministre allemand Schäuble, il y a quelques semaines, à l’occasion de la Conférence européenne des banquiers à Francfort, a publiquement soutenu que l’Europe doit « changer les traités en urgence », au moins pour la zone euro, pour qu’ils servent à renforcer la gouvernance économique.
Mais les paroles et le consensus partagé ne suffisent pas s’ils ne servent pas à créer les institutions capables de rendre irréversible et automatique un vivre ensemble solidaire entre les Européens. Il faut agir et il faut le faire vite. Les instruments juridiques à utiliser pour compléter sur un plan institutionnel l’union monétaire au sein de l’UE ont déjà été analysés et expliqués dans des dizaines d’études. Les occasions pour initier la construction de l’union fiscale, économique et à la fois politique, peuvent être multiples. De nombreuses propositions à l’ordre du jour réclament la nécessité de fonds ad hoc de la zone euro de nature fédérale (par exemple dans le domaine de la création d’instruments de solidarité sociale) et de leur contrôle démocratique de la part du Parlement européen et des parlements nationaux. Seule manque la volonté pour mettre ces choix en acte. Pour cela, toutes les forces qui croient au projet de l’union politique fédérale de l’Europe doivent savoir concentrer leurs efforts vers cet objectif. L’erreur consiste à se disperser continuellement dans des alternatives faibles qui ne portent pas les efforts sur le terrain décisif, tandis que les Européens risquent d’être engloutis pour toujours à cause de leur impuissance.
Publius