Les attentats terroristes de Bruxelles ont visé le cœur de l’Europe. Comme cela était déjà arrivé à Paris, avec, en plus, l’objectif de frapper le symbole de la capitale de l’Union européenne. Mais l’Europe, attaquée comme communauté précisément pour les valeurs qu’elle représente, est impuissante parce qu’elle n’est pas en mesure de répondre unie à la menace. Ce n’est pas parce que les Européens ne se sont jamais posé le problème de créer un système de sécurité commune, mais parce qu’ils ne se sont jamais engagés à le réaliser vraiment.
On peut remonter jusqu’au Conseil européen extraordinaire du 21 septembre 2001, au lendemain de l’attentat des Tours jumelles. La rencontre s’était conclue en soulignant qu’ « il est nécessaire d’améliorer la coopération et l’échange d’informations entre les services d’intelligence de l’Union. Dans ce but, il faut créer des équipes d’investigation communes. Les Etats membres doivent partager toutes les informations utiles concernant le terrorisme avec Europol, systématiquement et sans délai ». Comme le rappelle Federica Mogherini, la Haute Représentante pour la politique extérieure dans une interview d’il y a quelques jours, 15 années sont passées, et depuis la Commission a continué à rédiger des rapports et à élaborer des propositions qui mettent en évidence les carences du système de sécurité dans une Europe fragmentée en 28 systèmes nationaux et qui indiquent les mesures à prendre. Mais ni les événements de Charlie Hebdo à Paris, ni ceux du Bataclan n’ont pas suffi à faire bouger les différents pays auxquels appartiennent la responsabilité et le devoir d’agir pour construire un système intégré, étant donné que ce sont encore eux, les « souverains ». Le résultat a été que le réseau terroriste s’est enraciné et renforcé progressivement en nous laissant la certitude que la menace planera longtemps et sera toujours plus dramatique si, en Europe, la politique ne se libère pas de l’illusion de pouvoir toujours confier aux Etats Unis les problèmes de la sécurité intérieure et extérieure.
En outre, les attentats ne pouvaient pas frapper l’Europe à un moment plus propice pour favoriser les projets des terroristes. L’Union semble déjà en proie au chaos par sa faiblesse structurelle : par l’incapacité de gérer les flux migratoires, par le risque du Brexit, par les signes de reprise d’une crise économique qui menace de mettre à nouveau à genoux les économies les plus fragiles, malgré les efforts et les sacrifices des dernières années. Les citoyens, désorientés et mal orientés par un populisme endémique, ne réussissent pas à comprendre quelles solutions soutenir dans leur propre intérêt.
Pourtant, tout ce qu’il est nécessaire et urgent de faire, à la fois pour affronter le problème de la sécurité, et pour résoudre le problème du gouvernement économique, est désormais sur le tapis et on en discute quasi quotidiennement dans les enceintes européennes et entre les gouvernements. Dans le premier cas, la nécessité de renforcer le système de Schengen à travers un contrôle conjoint des frontières extérieures (y compris la naissance d’un corps de gardes-frontières et de garde-côtes européens), mais aussi de créer une politique unique pour l’immigration, l’asile et le soutien à l’intégration a été identifiée ; et le fait est très clair qu’il faut développer une force efficace d’intelligence européenne en transformant Europol en une vraie agence de police fédérale européenne et en renforçant le Système d’informations de Schengen (SIS). Et il est par ailleurs évident qu’il faut parallèlement initier les mesures nécessaires pour établir une véritable politique extérieure et de sécurité européenne visant à relancer un projet pour la stabilité et le développement pacifique de régions telles que celle du Moyen-Orient ou de l’Afrique du Nord qui soit vraiment crédible. Les instruments pour renforcer la gouvernance de la zone euro sont aussi désormais connus et analysés à fond : il faut créer un Ministre du Trésor européen contrôlé démocratiquement par le Parlement européen et le Conseil en sa qualité de Chambre des Etats qui décide à la majorité ; un ministre doté de pouvoirs politiques pour mener des politiques européennes et intervenir sur les budgets nationaux en cas de graves violations des règles communes et qui puisse utiliser le levier d’un budget ad hoc de dimensions pour le moins convenables, alimenté par des ressources propres, qu’elles soient de nature fiscale ou qu’elles proviennent d’émissions de bonds.
Si l’on ne réussit pas à commencer à mettre en pratique ces propositions c’est parce que la crise a alimenté le climat de méfiance réciproque à l’intérieur de l’UE, mais surtout parce que les décisions à prendre impliquent la création d’un véritable gouvernement fédéral européen et le saut vers la cession de souveraineté de la part des gouvernements nationaux. D’autre part, le maintien du status quo institutionnel a démontré qu’il ne fonctionnait pas. La méthode de la coopération entre Etats ne fonctionne pas, elle se bloque justement parce que ces derniers, de fait, n’arrivent pas à accepter de se priver des prérogatives essentielles pour l’exercice de leur souveraineté, pour vide et illusoire qu’elle s’avère à l’épreuve des faits. Comme l’expliquait bien ces derniers jours, dans une interview à la télévision allemande, Peter Neumann, expert en problèmes de sécurité au London’s King College, « tous veulent recevoir les informations des autres, mais personne ne veut partager les siennes ; tous veulent la coordination, mais personne ne veut être coordonné… ».
Le problème, c’est donc le saut qualitatif institutionnel avec la création de l’union politique et la manifestation de la volonté politique dans ce sens, au moins de la part de quelques gouvernements, à commencer par le gouvernement allemand et le gouvernement italien qui sont les plus avancés sur ce terrain ; et de leur capacité à entraîner avec eux la France qui continue au contraire à s’opposer à l’hypothèse de l’Europe fédérale. Le fait qu’il n’existe pas d’alternative crédible en termes de perspective de progrès, de bien-être et de sécurité par rapport au choix unitaire, joue en faveur de l’Europe contre les résistances de la conservation nationale. Aucune proposition nationale ou nationaliste ne peut en fait aspirer à devenir une véritable hypothèse de gouvernement en Europe, si ce n’est dans des pays périphériques et encore en dehors de la zone euro. Dans les pays clés de la zone euro, ce choix provoquerait la désagrégation immédiate du système et la faillite en chaîne des Etats.
C’est du reste justement la conscience de la nécessité de l’achèvement de l’union monétaire avec l’union politique qui a poussé la Grande Bretagne à négocier avec l’UE un statut spécial, étant donné que ce pays ne s’est pas seulement taillé un opting out particulier concernant l’euro, mais d’une manière analogue, il se tient à l’écart de tous les autres dossiers, y compris ceux relatifs à la sécurité. C’est pour cela que la critique venant de plusieurs parties contre l’accord conclu entre le Royaume Uni et l’UE, accusée d’avoir accepté des compromis sur les principes fondamentaux à la base des traités, qu’il s’agisse de « l’union toujours plus étroite », ou de la libre circulation des personnes, a peu de sens. En réalité, il s’agit d’un compromis qui, en formalisant le statut spécial de Londres depuis la naissance de la monnaie unique et par la suite à l’égard des avancées successives de l’intégration continentale, fixe en même temps l’engagement anglais à collaborer loyalement pour ne pas ralentir ou bloquer le processus d’approfondissement politique de la zone euro. Dans le passé, la Grande Bretagne a toujours exigé – avec un succès notable – que l’UE s’adapte à son pas et se conforme à son propre projet centré sur le développement du marché intérieur, en rejetant le projet politique. Aujourd’hui, Cameron ne demande pas d’ajouter beaucoup aux « privilèges » dont son pays jouit déjà. (sur ce point spécifique, nous renvoyons à l’analyse de Giulia Rossolillo Patti chiari, amiciza lunga : l’accordo sullo status del regno Unito nell’Unione europea, publié sur SIDIBlog le 28 février www.sidiblog.org/2016/02/29/patti-chiari-amicizia-lunga-laccordo-sullo-status-del-regno-unito-nellunione-europea). Mais, en revanche, il a le mérite de la clarification. La réalité, c’est que les Anglais, à travers ce pacte, reconnaissent une défaite historique, celle de n’avoir pas pu arrêter le projet de l’intégration politique européenne ; et c’est sur cette base qu’ils situent leur nouvelle position au sein de l’UE, qui part de la reconnaissance de la nécessité qu’un tel projet se complète sur le continent et que le Royaume Uni puisse faire partie du cercle d’intégration immédiatement extérieur, comme membre du marché unique. Du point de vue des Européens, ceux-ci se retrouvent enfin à agir pour construire l’unité politique dans un cadre qui, en conséquence de l’accord, s’est de facto refondé sur la base du principe des cercles concentriques (l’exact opposé par rapport à l’Europe à la carte, envisagée dans le Traité de Lisbonne, dont les instruments de flexibilité, conçus dans cette optique, deviennent de fait inutiles). De cette manière, tous ceux qui n’arrivaient pas à concevoir ce passage inéluctable en termes d’une rupture avec la GB et du cadre communautaire, grâce à l’initiative anglaise et aux résultats obtenus, peuvent finalement dépasser cet écueil psychologique et mental et commencer à agir en se concentrant sur le problème de l’intégration différenciée à partir de l’Union monétaire.
Pour la bataille fédéraliste, l’accord conclu avec Londres a donc, de fait, une valeur fortement positive parce qu’il élimine un obstacle formidable qui affaiblissait le front des forces européistes déjà divisé.
A l’évidence il est à espérer que, grâce aussi à ce compromis, le Royaume Uni décide en juin d’accepter son nouveau statut à l’intérieur de l’Union et de ne pas sortir du cadre communautaire. Les contrecoups seraient en fait gravissimes : sûrement pour Londres qui se trouverait isolée et marginalisée et paierait un prix très élevé en termes économiques et politiques. Mais aussi pour l’UE qui, en ce moment de fragilité, pourrait être assaillie par une vague de scepticisme sur sa capacité, qui pourrait se transformer en une fuite dramatique des capitaux hors d’Europe.
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Si dans le cas des accords avec la Grande Bretagne, c’est l’optique du renforcement de la construction politique européenne qui a guidé les négociations, le même critère semble avoir fonctionné aussi pour ce qui concerne la récente négociation avec la Turquie. Au-delà du fait que l’efficacité de l’accord dépendra de la capacité des Européens à résoudre les problèmes cruciaux de la gestion des réfugiés en Grèce et de la répartition de la charge de l’accueil entre les différents pays, il est important de réussir à comprendre si, dans ce cas l’Union, pour chercher à se décharger du problème, a simplement abdiqué à l’égard des droits humains et du droit international, comme beaucoup le pensent, ou si au contraire, elle a agi sur la base de la morale (politique) de la responsabilité.
Il est un fait que l’Union est assiégée et mise en échec par les trafiquants d’êtres humains et des ennemis qui cherchent à la détruire en la soumettant à une tension devenue insupportable. Cette situation dramatique alimente la division entre pays européens, le populisme et la xénophobie et risque de dégénérer. Une Europe fédérale, dotée d’une forte politique extérieure et d’une forte stabilité et cohésion internes ne se trouverait pas dans ces conditions. Mais la réalité de l’Europe est celle des divisions et d’une tentative laborieuse d’unification. Dans ce cadre, interrompre le chantage et réagir (d’une façon qui ne pénalise pas avant tout la demande d’asile mais l’utilisation de moyens illégaux pour rejoindre les côtes européennes) devient fondamental pour arrêter le chaos. Il appartient maintenant aux Européens, après avoir fait un premier pas pour chercher à reprendre le contrôle de la situation, de réussir à donner vie, comme la Commission l’a déjà proposé, aux instruments pour intervenir efficacement et avec un sens réel des responsabilités et de respect pour les droits humains dans la gestion des demandeurs d’asile.
En outre l’accord, surtout en tenant compte du fait que la Turquie, à la fin, a accepté de céder sur certaines conditions qu’elle avait initialement posées aux Européens sous la forme d’un chantage, est aussi la démonstration de la force politique intrinsèque du projet européen, dans la mesure où il commence à se définir sur le plan institutionnel. La volonté d’Ankara de regarder à nouveau vers l’Europe et de chercher à reprendre le projet de jouer un rôle charnière entre l’Europe et le Moyen-Orient (qu’elle avait abandonné ces dernières années en amorçant aussi une grave régression de son système politique), est assurément en grande partie le fruit du grave échec subi par ses projets d’hégémonie culturelle et politique dans le monde musulman ; mais c’est aussi la démonstration de la force d’attraction encore puissante que le projet européen peut exercer. Cette attraction qui se concrétise dans la proposition d’association et dans l’ouverture du marché européen à des pays tiers, est forte justement dans la mesure où se profile, grâce aussi à l’accord de Londres, la refondation de la construction communautaire sur la base de cercles concentriques qui délimitent différents niveaux d’intégration et de participation au processus unitaire ; et qui rendent crédibles les ouvertures vers des pays qui ne peuvent certes pas participer au projet communautaire originel fondé sur l’intégration politique tout court.
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Tout cela étant donné, le fait est que la politique, pour jouer un rôle positif et pour inverser le climat de méfiance croissante envers le projet unitaire, n’a pas d’autre voie que de s’engager pour accélérer la création d’institutions, de pouvoirs et de ressources fédérales en Europe.
Pour les Européens, le moment est arrivé de comprendre que, dans la situation dramatique actuelle du monde, l’Europe se trouve confrontée à des problèmes et à une brutalité dont on avait imaginé qu’ils avaient disparu de l’histoire et qui, au contraire, se manifestent chaque jour et la défient de construire un pouvoir supranational fédéral capable d’indiquer à l’humanité entière la voie du progrès et de la paix.
Publius