N. 82 Octobre 2024 | Le plan Draghi pour l’Europe: pour être compétitive, l’Union doit être réformée

Le rapport de Mario Draghi sur l'avenir de la compétitivité européenne analyse le déclin de l'Europe à l'aide de données irréfutables et identifie la fragmentation interne comme la principale raison de l'incapacité de l'UE à faire progresser l'intérêt européen commun et à mobiliser des ressources suffisantes pour l'innovation et le développement économique. La solution proposée par M. Draghi consiste à doter l'Europe d'instruments politico-institutionnels lui permettant d'agir de manière unie aussi souvent que nécessaire, à de nombreux niveaux politiques interdépendants. Pour cela, il est indispensable d'introduire les changements institutionnels nécessaires dans l'Union en réformant les traités.

Suite à la victoire des forces pro-européennes aux élections du Parlement européen et à la confirmation de Von der Leyen à la présidence de la Commission européenne, certaines questions fondamentales commencent à émerger, qui détermineront l’avenir proche de l’Union. D’une part, les défis internes et externes à la stabilité et au bien-être des citoyens s’aggravent, notamment l’issue incertaine du conflit en Ukraine et la faible croissance économique. Ainsi, dans le débat public et politique, la nécessité pour l’Europe d’assumer de nouvelles responsabilités en matière de défense et d’investissements stratégiques se fait jour. La Commission européenne elle-même pourrait être à l’origine de ce tournant: la présidente Von der Leyen a déjà déclaré devant le Parlement son intention de commencer la difficile construction d’une industrie européenne de défense et de promouvoir des politiques de croissance et de développement sans renoncer à la réalisation du Green Deal et au renforcement de la cohésion sociale. Pourtant, l’évidente nécessité de renforcer l’Union se heurte à la confusion des différents gouvernements nationaux, préoccupés par le maintien du soutien de l’électorat et incapables de projeter la résolution de leurs problèmes nationaux dans une action commune au niveau européen.

Symptomatique de cette crise est la faiblesse de la France et de l’Allemagne, dont la collaboration a longtemps été le moteur du processus d’intégration. À Paris, le nouveau gouvernement minoritaire soutenu par les macronistes et les républicains peine à trouver un agenda crédible et reste à la merci des votes de censure de la gauche (elle aussi fragmentée) ou de l’extrême droite. À Berlin, la coalition « feux tricolores » semble arrivée à son terme, avec un chancelier fortement impopulaire et des libéraux au bord de l’extinction qui continuent d’agiter le spectre d’une crise gouvernementale. Si possible, les perspectives pour l’avenir sont encore plus sombres: tandis qu’en France, le système parlementaire semble paralysé par une division en trois pôles presque équivalents (la gauche, le centre et l’extrême droite), en Allemagne, la probable victoire de la CDU-CSU aux prochaines élections devra faire face à la nécessité de créer des alliances parlementaires, tâche rendue d’autant plus difficile par la décision de Friedrich Merz, successeur d’Angela Merkel, de faire un virage à droite, éloignant ainsi le parti des positions des socialistes et des Verts. Il est certain qu’une victoire de l’extrême droite ne peut être exclue: l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence de la République française ou l’entrée de l’Alternative für Deutschland dans le gouvernement allemand mettrait un coup d’arrêt à toute perspective de relance de l’Union et déclencherait de graves processus de désintégration, annulant plus de 70 ans d’intégration européenne. Un tel risque ne doit pas être sous-estimé.

Dans cette situation d’incertitude grave, le rapport Draghi sur la compétitivité, publié le 9 septembre dernier, est tombé comme une douche froide pour les gouvernements et les institutions européennes. Le message est clair: l’Europe n’est pas en crise, mais en déclin. Les faiblesses sont multiples: incapacité d’innover dans les secteurs technologiques de pointe, inefficacité dans l’approvisionnement des ressources nécessaires à la croissance, fragmentation du marché des capitaux et du système bancaire. Les causes de ces problèmes résident dans deux déficits structurels de l’Union actuelle: l’absence d’une autorité politique capable de défendre l’intérêt commun européen au-delà des vétos nationaux individuels et l’incapacité à mobiliser des ressources suffisantes pour l’innovation et le développement économique. Ainsi, divisée en son sein et incapable de prendre des décisions efficaces, l’Union perd sa compétitivité par rapport aux autres grandes puissances mondiales, principalement les États-Unis et la Chine. Cela se traduit par une perte lente mais constante de bien-être, de sécurité et de cohésion sociale, avec de graves répercussions sur la stabilité des institutions démocratiques dans les États membres.

Jusqu’ici, c’est le diagnostic. Mais Draghi propose aussi une solution: le déclin de l’Europe n’est pas irréversible. Le potentiel de l’Union est encore immense et le chemin perdu pourrait être facilement retrouvé si certaines réformes nécessaires étaient mises en œuvre, permettant ainsi de franchir un cap dans le processus d’intégration. Le mot d’ordre est « subsidiarité ». L’Europe doit agir de manière unie chaque fois que cela est nécessaire, ce qui exige une cohésion plus étroite sur de nombreux fronts politiques interdépendants: dépenses publiques, politiques environnementales, investissements en recherche et développement, soutien à l’industrie, approvisionnement énergétique et politique étrangère sont autant de domaines à traiter ensemble, dans une perspective européenne. Pour que cela soit possible, il faut introduire dans l’Union les transformations institutionnelles nécessaires, en dépassant essentiellement le système de vote à l’unanimité au Conseil et en renforçant le rôle du Parlement européen et de la Cour de justice dans les domaines où ils sont encore exclus ou jouent un rôle mineur. Cela nécessite une réforme générale des traités. En alternative, Draghi propose des réformes simplifiées des traités (via les clauses « passerelle ») ou, en l’absence de l’unanimité nécessaire, de tenter la voie des coopérations renforcées ou des accords intergouvernementaux entre groupes de gouvernements. Le message est clair: la réforme de l’Union est si urgente qu’elle nécessite de dépasser le cadre constitutionnel existant, même au prix de progresser avec un groupe de pays volontaires. En d’autres termes, l’Europe devrait être réorganisée en plusieurs niveaux d’intégration, avec un noyau politiquement cohérent capable de soutenir la compétition mondiale.

Le rapport Draghi a été accueilli avec beaucoup d’attention par les institutions européennes et les gouvernements nationaux, dont la plupart, en paroles, ont approuvé le diagnostic et ce qui doit être fait. La question est maintenant: qui prendra en charge le plan Draghi pour la réforme de l’Union? Compte tenu de la faiblesse du moteur franco-allemand, la Commission et le Parlement européen pourraient jouer un rôle décisif. En particulier, Von der Leyen, qui a déjà profité de la faiblesse des gouvernements pour former un collège de commissaires plus fidèle, devrait s’emparer du plan Draghi et aligner ses priorités politiques sur la proposition de réforme des traités avancée par le Parlement européen en novembre dernier. Ce projet, qui prévoit bon nombre des réformes institutionnelles demandées par Draghi, à commencer par l’élimination du vote à l’unanimité, est resté bloqué depuis des mois sur la table des gouvernements. Le soutien renouvelé du Parlement et de la nouvelle Commission au projet de révision des traités serait déterminant pour pousser le Conseil européen à convoquer, à la majorité simple, une Convention et ainsi ouvrir le chantier des réformes tant attendues, afin de mettre l’Union en mesure de défendre ses intérêts et ses valeurs dans un contexte international de plus en plus compétitif et brutal.

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